Ecrit le 09.12.10 à 16h30
Lorsque je suis rentrée dans ce troquet il était assis à la table d’en face les yeux rivés sur sa bouffe j’ai pensé ouf, pourvu que nos regards n’aient pas à se croiser. Il y avait Aphone avec moi qui ne l’était pas vraiment ce soir là et tant mieux, fallait dire que j’avais pas trop la tchatche, les gens causaient déjà si fort tout autour de moi, serrés comme si on allait tous finir ensemble. Je le guettais de loin ce Grand Fou seul à sa table, saluer les personnes venues l’écouter jouer, à un moment donné il est parti fumer sa clope rejoint par 30 millions d’amis, je voulais aller dehors moi aussi la chaleur et les différentes présences m’étouffaient et me comprimaient la poitrine mais je n’osais pas être dans son espace vital parce qu’alors, il y aurait toujours eu possibilité d’interaction. Et je me sentais si con.
J’ai attendu quelques minutes qu’il soit rentré pour me diriger vers la sortie, là en traînant ma grosse doudoune blanche achetée spécialement pour Paris inévitablement il a posé les yeux sur moi et j’ai fait comme si de rien n’était. Il y avait deux portes et comme un mini sas entre, ce doit être en rapport avec le froid et le son sûrement, toujours est-il qu’à l’extérieur j’avais enfin de l’air qui rentrait en mes poumons. Avec Aphone on a continué notre argumentaire sur la jalousie lorsqu’il a passé le seuil de la rue pour s’en griller une deuxième, en solitaire. Enfin, pas vraiment en solitaire, vu qu’on était là.
Ca a un peu coupé ma verve dans son élan à vrai dire. Qu’il soit si près, si disponible. Qu’il ressorte s’allumer deux cigarettes à une intervalle de quelques minutes j’avais l’impression qu’il s’était déplacé juste pour moi parce que c’est évident, je suis une star. Voilà, c’est moi la star et pas lui, et il est intimidé à l’idée de me demander un autographe. Sur ce constat fort cohérent j’ai pensé qu’il valait mieux rentrer avant de faire une connerie, Aphone est partie devant rejoindre notre table pour un petit dessert et j’ai bloqué un instant. Après tout, c’était le moment ou jamais. S’il fallait saisir ne serait-ce qu’une opportunité de lui adresser la parole, c’était celle-là. Et pas une autre.
Je dis donc à Aphone de tracer sans moi et fais demi-tour aussi sec, rouvre la première porte pour pénétrer dans le sas. Là devant mes orbites un Grand Fou avec le même geste par symétrie, à la porte d’en face. Et crotte. Je suis gênée. Je lui fais signe de rentrer, il me mime un non toi d’abord, j’insiste, il abuse de courtoisie et m’ouvre la porte en grand vers la sortie, je lui indique que non en fait j’étais en train de lui tenir celle-ci pour le faire entrer, il me regarde interloqué je suis obligée de lui avouer qu’en réalité c’était lui que je voulais attraper pour qu’on cause un peu de sujets abstraits. Je lui dis enchantée, il me répond quelque chose de similaire l’air d’un grand point d’interrogation. J’enchaîne sans temps mort un vif « Je ne te fais pas la bise je viens de manger du fromage » qui immédiatement détend les muscles de sa mâchoire et l'atmosphère, il acquiesce, semble soulagé même s’il ne sait toujours pas à qui il a à faire. Et l’impression d’avoir appuyé sur la touche accéléré du cycle de la vie. Je suis prise d’une fulgurante timidité. Je suis à un mètre de lui. Je ne sais pas quoi lui dire et je crois que je le lui dis. Et puis aussi.
- « Je t’ai écrit un mail récemment…. »
- « Ah oui! C’est toi, Dine? »
- « C’est ça. »
Il fait celui qui ne sait pas à quoi je ressemble, malgré les photos sur le site. Il fait aussi l’étonné lorsque je lui annonce avoir assisté à son concert de la veille, alors que je lui avais bien précisé par mail que je serais là par trois fois. S’en suit un début de conversation où il se méprend totalement sur ma personne. Il me demande si je connaissais déjà la salle de ce soir, si j’y avais déjà joué et si je joue souvent sur Paris, si en ce moment je tourne souvent et comment se passe mes concerts alors je lui précise avec un demi-sourire que je ne suis qu’un nouveau né dans le domaine. On parle de ma ville, il me dit qu’il ne s’y est représenté qu’une fois et que ça ne s’est pas bien passé et par un heureux hasard il se trouve que là bas j’y ai musiqué aussi. Puis on parle du petit troquet, et comment faire pour danser au milieu de toutes ces tables, il m’annonce qu’il y a un bal ce dimanche et que si je le souhaite je peux chanter un ou deux titres de n’importe quel répertoire, il suffit de répéter le samedi. Au début on fixe les chaises occupées pendant que nos langues se délient, réservées. Et la configuration de la pièce aidant, les serveurs ne cessant de nous bousculer afin de leur faciliter le passage, nous nous sommes resserrés. Et regardés dans les yeux. J’ai eu quelques élans intérieurs où mon corps immatériel s’avançait pour enlacer ce Grand Fou dans mes bras. Alors je me suis légèrement reculée.
C’est lui qui me posait les questions. Et je me suis surprise à lui dévoiler un peu de mon intimité, de mes crises de conscience. Forcément ça l’a aidé lui aussi à me concéder quelques trucs. On s’est échangé nos inspirations. On s’est avoué aussi qu’on n’en avait pas vraiment fait usage de toute l’année. Il m’a confié qu’il avait perdu son sac avec tous ses nouveaux textes à l’intérieur et impossible de les retrouver tous de mémoire. On a causé retouches, et naturel. Même qu’on n’était pas tout à fait d’accord. On s’est permis d’un peu charrier la première partie de son concert d’hier soir, gentiment. Je lui ai demandé s’il allait chanter de nouvelles chansons cette fois-ci, il m’a répondu qu’il allait en faire une qu’il n’avait pas touché depuis trois ans.
- « Parce qu’hier j’ai pu entendre des anciennes chansons que je ne connaissais pas, c’était bien. »
- « Ah, bah merci. »
- « Non mais le c’était bien, c’était pour avoir joué tes anciennes chansons, hein…. »
Et il s’est marré.
Je crois qu’on était chacun l’un pour l’autre de bonne compagnie. Ca se voyait à son petit sourire sur le coin de la lèvre lorsqu’il articulait ses phrases et puis, lorsque les gens s’avançaient pour lui adresser la parole, il finissait toujours par se retourner vers moi réenclencher la discussion avec de nouvelles questions. A un moment donné la salle s’est obscurcie et on a annoncé le début de la représentation à dans quinze minutes. Puis une nana trop jolie qui avait l’air de bien le connaitre nous a un peu coupé dans notre élan en lui balançant quelque chose dans la trempe de « c’est fou les coïncidences devine qui est là, j’ai croisé bidule chouette prout prout caca doigt blablabli blablabla » qui m’a fait très rapidement me sentir de trop dans ce périmètre de proximité. J’ai dû bredouiller très doucement un bon ben j’vais y aller, lui, entre les lignes de ses dialogues a bafouillé un à tout à l’heure, l’autre en a profité pour lui gratter une clope pendant que je prenais ma doudoune me diriger vers l’extérieur emmagasiner une dernière bouffée d’air j’ai ouvert la porte du sas il était encore derrière moi, je lui ai balancé un « mais tu sors toi aussi? » il m’a répondu oui.
[...à suivre...]