Ecrit le 13.04.11 à 02h05 [1ere partie - 2e partie - 3e partie - 4e partie]
Ca aurait été dommage en vue des circonstances. Il a été convenu d’un commun accord que l’on se partagerait nos desserts respectifs lorsque le serveur fit une nouvelle intervention nous mentionnant que la dernière part n’était pas une tarte à l’abricot mais à la poire. Bon, peu importe. Ce sont des détails qui ne sont importants que pour moi. Et malgré mon air stoïque, Grand Fou m’accusera de préférer la tarte à la poire et non la crème brulée et insistera pour que me soit servi la tarte. S’il veut.

De toute manière, il ne mangera pas. Il entamera de quelques cuillères le dessert et ne touchera pas au reste. Alors, les heures défilant, voyant qu’il avait abandonné le sort de son assiette presque intacte, j’oserai un :
- « Mais…ce n’était pas toi qui avait particulièrement faim, à l’origine? »
Il haussera les épaules, perplexe :
- « Bah oui….mais…. »

Mais voilà, on ne saura jamais si ce n’était qu’un prétexte, un aléa de ses désirs changeants, ou une cuisine au goût trop immonde pour ses papilles peut-être. Sauf que grâce à ces caprices là, j’avais le droit ce soir un instant ne l’avoir que pour moi. Moi et Jean-Pierre. Oui bon de suite ça fait moins glamour. C’est que Jean-Pierre n’existait pratiquement plus dans ce bar. J’avais les mots de Grand Fou qui s’inséraient directement de souffle à souffle et toutes ces questions figées en moi qui pouvaient se résoudre, on pouvait parler musique et s’avouer nos lacunes, se confier nos petites misères, je voudrais tellement pouvoir retranscrire les détails mais me l’est-il permis? Après tout ici, il est davantage question de sa vie privée que de la mienne.

Allez, je garderai les secrets. Parce que je l’ai bouffé des yeux. Que j’ai bu ses paroles. Affamée, assoiffée. A tout saisir. Puis parfois, par réaction à autant d’envie, j’avais des élans de recul, de distance qu’il me fallait instantanément prendre pour ne pas me perdre, pour qu’on puisse encore me sauver, qu’il y ait une chance qu’on me récupère lors de ma chute, à tomber si fort d’amour. J’avais mes yeux alors qui s’égaraient à suivre les déambulations des inconnus du bar qui passaient derrière la chaise de Grand Fou et c’était étrange parce que sa réaction était directe, c’est comme s’il le remarquait, à chaque fois, lorsque je décrochais un peu, que mon regard papillonnait à droite à gauche il suivait discrètement mes cibles, à chaque fois, comme s’il était curieux d’observer ce qui retenait mon attention sans pour autant le montrer, mais bon, c’est sans compter que j’analyse tous ses faits et gestes et que malgré mon intérêt pour tout ce qui compose le reste je ne le lâche pas, à aucun instant il n’est à l’abris de mon radar interne, à l’affut du moindre battement de cœur plus emballé qu’un autre, détecter un signe, un penchant, quelque chose qui me dirait un peu plus fort vas-y, c’est maintenant, je t’autorise, j’ai envie de t’autoriser.

Mais peut-être que lui aussi était en train de m’analyser.

A un moment donné il se fit dans les quatre heures moins le quart du matin et Grand Fou qui avait préalablement pris la résolution de se coucher à une heure raisonnable commença à s’en vouloir un peu. Et puis, rester autant de temps à causer sans fumer devait lui démanger la nicotine, il tripatouillait sa clope à la main depuis un moment maintenant. Alors il nous annonça qu’il était pour lui l’heure de rentrer. On leva nos fesses qui collaient aux sièges cherchant chacun sa monnaie lorsqu’il se mit debout avant nous et fit de grands gestes pour se donner du courage, j’ai bien l’impression qu’il a l’habitude de procéder comme ça lorsqu’il veut se pousser à oser des mots de trop.
- « Laissez tomber, c’est pour moi. »
Rien d’ahurissant, en somme. Mais tant d’efforts réunis pour ce petit acte là, c’était d’une gêne touchante. C’est qu’avec toutes ces histoires on en oublierait presque qu’on a à faire à un homme réservé.

On fait escale sur le trottoir à la sortie du bistrot le temps de finir sa clope, il cause encore, il ne s’arrête plus, je croyais qu’il était pressé de rentrer, mais sans doute était-il surtout pressé de fumer. Il parle et son corps se met à danser un peu, un gentleman à claquettes, voilà à quoi il me fait penser. Les minutes passent, encore, sans raison. C’est comme s’il ne voulait pas nous dire au revoir. Alors je le force. C’est toujours moi, finalement, qui le pousse à assumer ses décisions, je dois m’y reprendre à plusieurs fois avant qu’il ne se décide à réellement nous quitter. Je lui dis que ça va faire long, tout ce temps avant la prochaine fois. Je suis déjà emplie de regrets. Je n’ose pas le serrer dans mes bras lors de nos embrassades, mais j’aurais aimé. Une fois, pouvoir l’étreindre sans choquer. Pouvoir sentir son corps et lui donner mon amour quelques secondes, autre que celui de convenance. Jean-Pierre et moi le regardons partir avec son cartable vert fluo sur le dos, comme un gamin qui se rend seul à l’école pour la première fois.

- « Pour un gars timide, qu’est-ce qu’il cause le Grand Fou! J’aurais pas cru! »
- « Moi non plus. »

J’aurais pas cru.